Danse libre Malkovsky et ostéopathie
Patricia Galliot exerce en tant qu’ostéopathe dans la région de Caen et pratique la danse libre avec passion depuis de nombreuses années. Lors d’échanges amicaux, elle a eu l’occasion de me confier que, dans l’exercice de son métier, elle ne se contente pas de « manipuler » ses patients mais qu’elle leur apprend également à modifier leur façon de « gérer » leur corps afin qu’ils ne reproduisent pas les mauvais gestes, postures ou mouvements qui les ont conduits à venir la consulter.
Ayant expérimenté sur moi-même depuis de nombreuses années les bienfaits procurés par la pratique du mouvement naturel et ayant également recueilli les avis positifs d’un grand nombre de danseuses et danseurs libres, il m’a semblé intéressant de lui demander quel regard elle porte, en tant que spécialiste des structures composant le corps humain, sur cette pratique du mouvement naturel au cœur de la pédagogie Malkovsky.
Qu’est-ce que l’ostéopathie ?
Rappelons brièvement tout d’abord que l’ostéopathie est une méthode de soins qui s’emploie à déterminer et à traiter par des manipulations les restrictions de mobilité pouvant affecter l’ensemble des structures du corps (os, muscles, articulations et fonctions environnantes).
L’ostéopathie s’intéresse non seulement aux symptômes physiques, mais aussi au style et aux habitudes de vie. Son champ d’application est très vaste et peut prendre en charge aussi bien les problèmes vertébraux que les problèmes de migraines, de dépression, stress, etc.
Les ostéopathes ont pris conscience que tout ce qui est en vie est en mouvement et que la vie elle-même se manifeste sous forme de mouvement. Pour eux, la véritable santé correspond à une liberté totale de mouvement à l’intérieur d’un être vivant et ce à tous les niveaux: corporel, mental et spirituel. Ils ont par ailleurs observé que le pouvoir de la vie se manifeste également dans l’immobilité, soit une phase de repos entre deux phases de mouvement. Or, on retrouve à peu près les mêmes concepts dans la danse Malkovsky.
Ostéopathie et danse Malkovsky : des objectifs identiques
Ostéopathie et danse libre poursuivent bien les mêmes objectifs : le bien-être global et l’épanouissement de l’être humain. Pour la première, il s’agit de rétablir ce bien-être au moyen de manipulations, afin de restaurer tout ce qui provoque une perte de mobilité des articulations, des muscles, des ligaments ou des viscères et cause un déséquilibre dans le fonctionnement général du corps ; pour la seconde il s’agit de cultiver le bien-être en entretenant la mobilité optimale du corps par une pratique régulière de mouvements naturels variés. Autrement dit, là où l’une intervient ponctuellement quand il y a problème, l’autre apparaît comme une façon d’entretenir le corps et d’empêcher que survienne perte ou restriction de mobilité à quelque niveau que ce soit.
Pour mettre en évidence ce qui se passe dans le corps lorsqu’on pratique les différents mouvements proposés par la danse libre Malkovsky, j’ai posé plusieurs questions à Patricia.
Q. : Patricia, en quoi retrouver la marche naturelle, base de la pédagogie de François Malkovsky et préconisée aussi par ton collègue spécialiste du pied, Jacques Alain Lachant, est-il bon pour toutes les structures du corps humain ?
R. : Retrouver la marche naturelle c’est d’abord se laisser guider par la configuration de chacune de nos articulations. Ainsi, lors d’un déplacement, la meilleure façon de marcher consiste à poser nos pieds dans la direction choisie plutôt que de marcher avec les pieds tournés vers l’extérieur par rapport à une ligne qui passerait entre nos pieds ou au contraire vers l’intérieur. Marcher de la sorte a en effet une incidence néfaste sur l’ouverture des hanches et sur la région lombo-pelvienne, de même que sur l’articulation du genou. Cela crée des frottements intra-articulaires inutiles – source éventuelle d’usure de type arthrose – et entraîne des torsions des groupes musculaires impliqués : ce sont des efforts superflus en terme d’énergie motrice qui provoquent à terme une restriction d’amplitude des articulations utilisées. N’oublions pas que ce sont des micro-mouvements répétés jour après jour qui finissent au bout de quelques années par avoir des répercutions négatives sur le reste du corps par effets compensatoires cumulés, jusqu’à créer des lésions.
Retrouver la marche naturelle c’est ensuite laisser le haut du corps jouer pleinement le rôle qui doit être le sien dans l’entretien du mouvement (création de déséquilibre puis restauration de l’équilibre grâce à l’opposition bras/jambe). Ne pas le faire, c’est à dire marcher uniquement avec les jambes en conservant le haut du corps bloqué, c’est maintenir la moitié de celui-ci en dehors du mouvement, comme coupé de la vie. Dans cette situation d’ailleurs, il arrive souvent qu’on pense à autre chose, sans être dans la conscience de ce qu’on fait.
La marche naturelle, elle, ne concerne pas seulement les articulations des jambes et du bassin mais sollicite aussi celles des épaules. La colonne vertébrale se trouve alors soumise à une ondulation tout à fait conforme à son organisation. C’est donc l’ensemble des structures du corps qui est mis en mouvement.
Ainsi, retrouver la marche naturelle c’est éviter des désagréments et récolter des bénéfices. La biomécanique nous apprend que l’impact du pied au sol produit un pic de contrainte qui se transmet tout le long du corps jusqu’à la base du crâne. Quand on marche en attaquant le sol par le talon et en plus avec le haut du corps bloqué, l’effet du pic de contrainte se transmet tout droit à la base du cerveau. Si au contraire, on permet à la colonne vertébrale et à la ceinture scapulaire d’être animées de mouvement, chaque étage vertébral absorbera une partie de la contrainte protégeant ainsi le cerveau puisque le pic de contrainte sera réparti entre chaque os et chaque muscle. Mieux encore : quand on laisse le haut du corps jouer, au lieu qu’il soit bloqué comme c’est le cas chez la majorité de la population occidentale, le pic de contrainte se transforme en énergie cinétique. Par conséquent tout en diminuant le choc à la base du crâne, c’est l’effort à faire pour créer chaque pas qui se trouve lui aussi diminué. On obtient donc deux bénéfices à la fois : une sensation de légèreté, de liberté et d’absence d’effort à faire pour se déplacer.
Q. : Patricia, nous avons vu que l’ostéopathie ne s’intéresse pas seulement aux symptômes physiques mais aussi aux style et habitudes de vie. En quoi le travail en danse libre présente-t-il un intérêt pour ces sujets ?
R. : comme cela a été dit précédemment, l’ostéopathe intervient ponctuellement, souvent lorsqu’il y a crise et il constate parfois impuissant que les patients retombent dans les mauvaises postures et mouvements défectueux qui les ont conduits en consultation. En réalité, il leur est très difficile d’opérer en eux-mêmes ces changements qui leur éviteront d’agraver leur état voire de l’améliorer. Ainsi, pour qui cherche à obtenir un bien-être global, le travail du mouvement naturel prendra le relais là où l’ostéopathe ne peut intervenir, autrement dit en dehors de la séance.
Le plus remarquable en effet c’est qu’étant donné que les mouvements de la Danse Malkovsky ne sont pas figés par des postures « imposées », chaque partie du corps y est sollicitée en fonction de l’organisation propre à chaque individu. Cela précisément permet aux articulations et à l’ensemble de ce qui est transporté par le squelette d’activer un système de contrainte-décontrainte qui nourrit le cartilage en explorant en douceur la globalité des surfaces articulaires. Contrairement à certaines pratiques sportives plus brutales qui ont un effet d’usure sur les articulations et amènent des individus encore jeunes chez le rhumatologue après avoir pratiqué intensément la course à pied, le tennis ou le foot-ball.
Ne pas figer une posture ou une attitude, tel serait en effet le leitmotiv d’un ostéopathe, mais plutôt chercher des angles, des vitesses variées, des zones d’appui changeantes tout en respectant les possibilités articulaires du moment. Des modalités que l’on peut certes retrouver dans d’autres activités physiques. Le plus de la Danse Malkovsky c’est que chacun y est invité à explorer, ressentir et s’approprier l’immense registre des gestes qui constituent l’activité humaine.
Sortir de notre personnage habituel pour s’imaginer « autre », fauve ou joueur de tennis, mère berçant son enfant ou enfant jouant avec une balle, ou encore arbre agité par le vent, vague déferlant sur un rivage, etc. c’est se donner la chance de vivre quelques minutes avec d’autres repères que ceux des habitudes quotidiennes où le registre des mouvements est des plus restreints.
Ce faisant, c’est tout le système musculo-tendineux et des fascias qui est sollicité dans de multiples directions (dues à la diversité des mouvements proposés). Il en résulte un fonctionnement optimal du corps à travers cette sollicitation des différents plans de glissement entre eux.
Même si l’on pratique la marche portante en mimant la démarche du félin, on ne cherche pas à ressembler à un félin mais à tenter de retrouver et expérimenter les qualités de bondissement, d’amortissement et de souplesse qui signent la démarche des félidés. Il en est de même pour les autres mouvements, ils permettent à chaque fois d’expérimenter les qualités qu’ils doivent mettre en jeu.
Quand j’explique en séance d’ostéopathie comment on peut transformer nos gestes quotidiens pour ne pas se blesser, on reste dans un domaine « utilitaire ». Même si les patients ont souvent peur de ne pas réussir à changer leurs habitudes une fois seuls dans leurs activités, ils y arrivent très bien la plupart du temps pour peu qu’on ait pris suffisamment de temps ensemble pour ancrer la nouvelle gestuelle. Mais il manque cependant tout ce qu’apporte la Danse Malkovsky à savoir la diversité des mouvements, des mouvements réalisés avec une multiplicité d’amplitudes jusqu’à dilater complètement le corps, étendant et détendant tous ses segments dans tous les plans possibles. Sans parler de ce que permet la musique – ou plutôt les musiques : trouver des élans, des immobilités, des rythmes et surtout être touché sur le plan émotionnel. Tout cela modifie en profondeur la façon dont on se meut dans sa vie de tous les jours au point de ne plus être tout à fait le même ou la même.
N’oublions pas non plus l’ambiance dans laquelle se déroulent les séances, une ambiance joyeuse où priment le jeu, indispensable pour renouer avec l’esprit d’enfance, et la rencontre avec les autres car la danse libre est avant tout ouverture à l’Autre .
Patricia, je te remercie pour les éclairages que tu as apportés sur la pratique de la danse Malkovsky.
Pour en savoir plus :
La danse libre, sur les traces d’Isadora Duncan et de François Malkovsky
d’Anne-Marie Bruyant – Éditions Christian Rolland (2012)
L’Américaine Isadora Duncan (1877-1927) a révolutionné la danse du XXe siècle en rejetant radicalement le langage et la formation de la danse classique au profit d’une danse plus naturelle et spontanée. Bien que les plus grands danseurs et chorégraphes qui lui ont succédé aient reconnu son rôle majeur dans l’évolution de la danse, la voie qu’elle a ouverte a été désertée par tous ceux qui occupent le devant de la scène. Inspiré par la danseuse aux pieds nus, François Malkovski (1889-1982) fut le génial inventeur d’une pédagogie permettant au corps de retrouver et conserver sa liberté de mouvement afin d’exprimer les émotions humaines.
La danse libre a quitté la scène et ses spectacles, mais elle a intégré la vraie vie. Elle s’offre maintenant à quiconque ressent le désir de « danser sa vie », allumé par Isadora Duncan, pour vivre mieux et plus intensément. Cet ouvrage est né de la rencontre entre la pratique de la danse libre de l’auteur et les « Dialogues avec l’Ange » de Gitta Malash. S’est alors ouvert pour Anne-Marie Bruyant le chemin qui permet à l’âme de s’exprimer à travers le corps et à celui-ci d’écouter le chant du monde. Par ce livre, elle partage son expérience de la danse libre et propose au lecteur d’emprunter cette voie inspirante sur les traces d’Isadora Duncan et de François Malkovski.