alors qu’il mentionne tous les groupes représentatifs du judaïsme au temps de Jésus :
pharisiens, sadducéens, zélotes, hellénistes,
sans oublier les samaritains, les publicains et les païens.
Parmi les passages emblématiques du Nouveau Testament, la confrontation entre Jésus et les Pharisiens occupe une place de choix. Le Christ n’a pas de mots assez durs contre ces derniers, dont il fustige l’hypocrisie. Les pharisiens, selon plusieurs auteurs antiques dont Flavius Josèphe, constituaient au tournant de notre ère l’une des trois principales branches du judaïsme, aux côté des Sadducéens et des Esséniens. Les Sadducéens, la classe sacerdotale, celle des prêtres du temple de Jérusalem, ne tenaient pas Jésus en haute estime. Dès lors, une question se pose : puisqu’il était en porte-à-faux avec les Pharisiens et les Sadducéens, Jésus était-il membre du courant essénien ?
Avant de tenter d’y répondre, penchons-nous sur une autre figure majeure du Nouveau Testament, Jean-Baptiste. À première vue, ce que nous disent les évangiles de lui et ce que nous apprennent les historiens antiques des Esséniens présente de curieuses ressemblances. Pour en avoir le cœur net, nous avons de nouveau interrogé Michael Langlois.
Un faisceau d’indices convergents
Michael Langlois invite toutefois à la nuance. « Dire qu’il n’existait que trois mouvements au sein du judaïsme est une simplification quelque peu excessive. Flavius Josèphe lui-même nous apprend qu’il existait d’autres mouvements juifs plus modestes, aux côtés de ces trois courants majeurs. Flavius Josèphe, encore lui, indique qu’au sein même de l’essénisme cohabitent différentes branches, plus ou moins pacifistes, plus ou moins radicales. Certains Esséniens abandonnent leurs biens, puis partent vivre dans des communautés de célibataires à l’écart des villes, quand d’autres se démarquent par leur entrain missionnaire. Tout cela nous permet de conclure que les descriptions du mouvement essénien sont suffisamment larges pour permettre d’y intégrer Jean le Baptiste sans difficulté. Mais ce n’est en rien une certitude : rien ne dit qu’il n’appartenait pas à un autre mouvement moins important. »
Jésus, les Sadducéens et les Pharisiens
De Jean-Baptiste à Jésus, il n’y a qu’un pas. « Pour ce qui est de Jésus comme de Jean le Baptiste, rappelons que ce que nous savons d’eux, nous le tenons essentiellement du Nouveau Testament, relève le chercheur. Beaucoup de ce que nous venons de dire au sujet de Jean le Baptiste s’applique également à Jésus. Jésus, lui aussi, part au désert, lui aussi prêche le baptême – même s’il ne baptise pas lui-même. De plus, il n’hésite pas à s’en prendre aux Sadducéens et aux Pharisiens. Il critique ainsi le pouvoir du temple quand il dit : “Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai”. Quant aux pharisiens, il les accuse d’accorder trop d’importance aux prescriptions de la Loi, au détriment de son message. Le Nouveau Testament présente donc un Jésus critique envers les Sadducéens et les pharisiens, mais qui ne dit mot au sujet des Esséniens… »
Ce n’est pas tout. Les Esséniens, nous l’avons vu, croient en la fin des temps, en la résurrection et en la venue du messie. Dès lors, peut-on en conclure que les chrétiens seraient d’anciens Esséniens ? « Le grand historien des religions Ernest Renan faisait déjà part de cette hypothèse au XIXe siècle, indique Michael Langlois. Dans les Actes des Apôtres, que font ces derniers à Jérusalem ? On nous dit qu’ils vendent leurs biens et remettent la somme à la communauté, une pratique attestée chez les Esséniens. Ces derniers, par ailleurs, vont pratiquement disparaître avec l’avènement du christianisme, ce qui ajouterait du crédit à cette thèse. Certes, certains parmi les premiers chrétiens n’étaient pas Esséniens – je pense bien sûr à Paul, issu du mouvement pharisien. Mais selon toute vraisemblance, le noyau dur des premiers chrétiens, des proches de Jésus, était composé en majorité d’Esséniens. »
Par élimination, conclut l’historien, le message de Jésus le rapproche du courant essénien. Reste qu’une question majeure demeure : si Jésus en était proche, voire était l’un d’eux, pourquoi la Bible ne mentionne jamais les Esséniens ?
Que dit la Bible, des Esséniens ?
Cette question, Michael Langlois se l’est posée à plusieurs reprises. « Cette absence est tout de même quelque peu surprenante, admet le chercheur. Car la Bible n’est pas avare de descriptions et de mentions de groupes politiques ou religieux en tout genre. On parle ainsi des zélotes, des hérodiens, des Maccabées… Mais jamais des Esséniens… »
Des effectifs exagérés ?
Comment comprendre que ces mouvements, pour certains relativement mineurs, soient mentionnés dans la Bible et non les Esséniens, pourtant présentés par l’historien antique Flavius Josèphe comme l’une des trois grandes branches du judaïsme d’alors ? Première hypothèse : les auteurs anciens auraient largement exagéré l’importance des Esséniens en Judée.
« Lorsqu’il mentionne leur existence, Philon d’Alexandrie indique que les Esséniens sont environ 4000, détaille Michael Langlois. 4000 personnes, alors que l’on est censé parler de l’une des trois grandes branches du judaïsme, on peut considérer que c’est bien peu. Mais l’un des arguments qui a été avancé consiste à dire que même ce nombre a été gonflé, que les effectifs des Esséniens ont été surreprésentés. De ce fait, s’ils n’apparaissent nulle part dans la Bible, c’est qu’ils ne représentaient rien ou presque numériquement. Et les rédacteurs n’auraient donc pas vu l’intérêt d’en parler. »
De trop nombreux points communs
Pour quelles raisons les effectifs des Esséniens auraient-ils été amplifiés ? « Les tenants de cette thèse avancent que tant Flavius Josèphe que Philon d’Alexandrie écrivaient pour un public cultivé, hellénisé. Ils ont pu se dire que les thématiques esséniennes pouvaient intéresser les lecteurs grecs et romains. Un nombre croissant de Grecs et de Romains développaient justement à l’époque un intérêt pour les questions d’ascèse et de croyances orientales. »
Voilà pour une première explication. Elle ne convainc toutefois pas totalement Michael Langlois. « Les parallèles entre certains des écrits du Nouveau Testament et ce que l’on sait des Esséniens sont tout de même flagrants. Jésus, après tout, est le messie, c’est un guérisseur, il prêche le baptême. Le Nouveau Testament est lui truffé de références à la fin du monde, à la résurrection des corps, et même aux anges et à l’ésotérisme. C’est ainsi un ange qui vient annoncer à Marie qu’elle est enceinte. Dans l’Épître aux Hébreux, on qualifie Jésus de “prêtre selon l’ordre de Melkisédèq” ; l’Épître de Jude mentionne à deux reprises l’archange Michel… Or l’intérêt pour l’angélologie, pour l’ésotérisme, est l’une des particularités qui distinguent les Esséniens des Pharisiens et des Sadducéens, si l’on en croit les écrits de Flavius Josèphe et de Philon d’Alexandrie. »
Une omission volontaire
Dès lors, estime le chercheur, l’on peut émettre une autre hypothèse. « L’explication qui me semble plus convaincante, bien qu’elle reste spéculative, est que cette omission est en fait volontaire. Les auteurs du Nouveau Testament ne mentionnent pas les Esséniens, parce qu’il n’ont pas de réserves à leur égard, et cela pour une bonne raison : ils sont issus pour la plupart du mouvement essénien ! Choisir de ne pas parler des Esséniens, dans ces conditions, permet de ne pas inviter au rapprochement avec ces derniers. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’insister sur la nouveauté que constitue le christianisme, une religion que l’on veut universelle et dont on veut élargir l’audience, au-delà des seuls Juifs. »
L’étude des manuscrits de la mer Morte
Le socle initial du christianisme, composé de Jésus et de ses disciples, aurait donc été composé en bonne part d’Esséniens. « Selon toute vraisemblance, conclut Michael Langlois, la doctrine, les pratiques et les croyances des tous premiers chrétiens étaient issues de l’essénisme. L’un des meilleurs moyens de comprendre les origines du christianisme est d’étudier le mouvement essénien et les manuscrits de la mer Morte. »
Aujourd’hui tombés dans l’oubli, les Esséniens n’ont donc pas dit leur dernier mot.
La Bible et les Esséniens
On associe souvent les Esséniens aux manuscrits de la mer Morte et à Qumrân. Fait-on fausse piste ?
Lorsque d’anciens manuscrits bibliques apparaissent sur les étals du marché aux antiquités de Jérusalem, en cette année 1947, les vendeurs ignorent d’où ces parchemins proviennent. Selon la rumeur, on les aurait trouvés dans la bibliothèque d’un monastère chrétien de la vieille ville… Mais à vrai dire, on n’en sait guère davantage. Ainsi vont les rumeurs. Eleazar Sukenik, lui, n’en a cure. Ce célèbre archéologue israélien (1889-1953) s’aperçoit rapidement que ces parchemins datent du tournant de notre ère. Après en avoir fait l’acquisition pour l’Université hébraïque de Jérusalem, il les déchiffre et constate une chose : les thèmes abordés dans ces manuscrits et le vocabulaire employé font furieusement penser aux Esséniens.
À quelque 3000 kilomètres de là, en France, un prestigieux orientaliste s’intéresse également de près aux manuscrits, dont il a obtenu des copies. Après les avoir étudiés, André Dupont-Sommer (1900-1983) arrive à la même conclusion que son confrère israélien. Quelques mois plus tard, en 1949, un autre Français, l’archéologue Roland de Vaux (1903-1971), entreprend de fouiller les grottes près de Qumrân, un oued situé sur les rives de la mer Morte, en Cisjordanie. C’est là que des Bédouins avaient découvert, deux ans plus tôt, les fameux parchemins bibliques. On les appellera désormais les « manuscrits de la mer Morte ».
Qumrân, communauté essénienne
Historien et bibliste, Michael Langlois est un spécialiste de l’histoire de la Bible et des manuscrits de la mer Morte. Il décrit ce qui advient ensuite : « Même si ces manuscrits ne contiennent à aucun endroit le mot essénien, ils vont rapidement être associés à ce mouvement juif. Ce lien va être renforcé par les fouilles du site de Qumrân. Les archéologues vont en effet rattacher ce site à une communauté essénienne, du fait de la proximité des manuscrits de la mer Morte et de ce que nous disent les sources antiques. Ces dernières nous indiquent en effet que certains Esséniens vivaient en communautés, à l’écart des villes importantes – comme à Qumrân, en somme. Pline l’ancien lui-même rapporte qu’ils s’étaient installés près de la mer Morte, même s’il les situe davantage au Sud que Qumrân. »
Cette théorie va devenir la théorie dominante. Une communauté essénienne, au tournant de notre ère, aurait rédigé puis entreposé dans les grottes alentours des centaines de parchemins religieux. Fin de l’histoire ? C’est plus compliqué. « Que beaucoup des manuscrits de la mer Morte soient attribués aux Esséniens, cela se justifie totalement, à la lumière de ce que nous savons de ces derniers, souligne Michael Langlois. Le problème, selon moi, survient quand on veut appliquer cette théorie à l’ensemble des manuscrits de la mer Morte, quand on cherche à généraliser, à affirmer que ces textes forment un tout, un corpus homogène, unique, écrit par les mêmes personnes au sein d’une même communauté. »
La question du messie
Quand Eleazar Sukenik et André Dupont-Sommer étudient les premiers manuscrits de la mer Morte connus, ceux-ci ne sont qu’une poignée. « Aujourd’hui, on en compte pratiquement un millier, indique Michael Langlois. Et quand on les analyse, force est de constater qu’ils ne sont pas tous homogènes, notamment sur les questions de doctrine. Des différences affleurent ainsi au sujet de la venue du messie. Certains manuscrits parlent du Messie, le seul et unique, celui qui viendra à la fin des temps. D’autres disent clairement qu’il n’y aura pas un messie, mais deux : l’un avec le pouvoir politique, l’autre disposant de l’autorité religieuse. Ces parchemins insistent par ailleurs sur le fait qu’il est absolument capital de distinguer ces deux fonctions, ce qui fait écho à une polémique, en Judée, au sujet des Sadducéens. Certains juifs, parmi les Pharisiens et les Esséniens notamment, accusent ces derniers de conjuguer pouvoir politique et religieux, à travers la figure du grand prêtre de Jérusalem. »
Pour le bibliste, les manuscrits de la mer Morte n’ont donc rien d’un tout uniforme. « On a sans doute trop eu tendance à lire tous ces parchemins au prisme de cette théorie essénienne, ce qui a pu en biaiser l’analyse. Avec le recul historique, je comparerais plutôt ces centaines de manuscrits à une sorte de grande bibliothèque, qui regroupe l’essentiel des diverses traditions religieuses du judaïsme de l’époque. »
Des mystères demeurent
Ces dernières décennies, tout un travail de relecture des manuscrits de la mer Morte a été réalisé, afin d’affiner l’idée qu’ils étaient tous nécessairement Esséniens. Ce travail de déconstruction a suscité de violentes controverses au sein de la communauté scientifique. Michael Langlois les a suivies de près : « Les désaccords entre qumranologues ont même donné lieu à des procès aux États-Unis, avec des rebondissements somme toute assez rocambolesques. Un chercheur a ainsi rédigé de faux courriels pour faire croire qu’un éminent spécialiste renonçait à son point de vue pour se rallier à la théorie adverse… Cela dépassait de loin le cadre des discussions académiques, c’était vraiment sanguin. »
Alors que cette série s’achève, de nombreux mystères demeurent au sujet des Esséniens. Pourquoi ne sont-ils jamais mentionnés dans la Bible ? Pourquoi les manuscrits de la mer Morte ne les évoquent-ils pas nommément ? Le site de Qumrân était-il vraiment occupé par une communauté essénienne ? « Il en reste, des choses à découvrir, glisse Michael Langlois, enthousiaste. J’espère bien que, dans vingt ans, j’aurai une opinion différente sur ces questions, car la science aura progressé ! »